La gestion du pèlerinage procède d’un effort des clercs de créer et d’entretenir une orthopraxie chez les pèlerins. Le pèlerinage est une école de la foi, une école destinée à produire une religiosité normée, voire normative.

post « Marches et pèlerinages dans l’histoire de l’Église catholique au Sénégal colonial (1888-fin des années 1950) : gestion, acteurs et sens ».
Ce titre peut paraître choquant au regard de la période couverte par l’étude[1]. Car, la mémoire collective sénégalaise, catholique ou non, associe le début de la marche pèlerine à l’œuvre initiée par le colonel Pierre Faye et perpétuée par le Comité inter-décanal de coordination de la marche pèlerinage (CICOMAP). L’article assez pointilleux de M. T. Sagna mis en ligne par Seneweb le 11 juin 2019 est très symptomatique de la perception sénégalaise de la question. « L’histoire commence en 1981, écrit-elle. C’est avec seulement 52 marcheurs que Pierre Faye initie la marche du pèlerinage […]. Pierre a été le premier à créer la marche de Popenguine […] ».
Sans révoquer en doute les mérites de Pierre Faye qui engage une marche à une époque où les moyens de déplacement motorisés facilitaient la mobilité des pèlerins, notre étude postule que cette pratique date du début du pèlerinage. Elle soutient aussi que le pèlerinage marial de Popenguine était une école de la foi[2]. Son encadrement par les clercs est un indicateur de sa vocation formatrice. Le but de cette brève contribution est de permettre d’entrevoir la profondeur des sacrifices des pionniers de la piété pèlerine et de la mobilité dévotionnelle au Sénégal[3].
Les indices et preuves qui fondent notre position sur l’antériorité de la marche à l’année 1981 sont nombreux. Voici quelques-uns :
– Primo, la situation géographique de Popenguine : Popenguine est situé en pays saafeen. Celui-ci, comme la plupart des territoires des Seereer du Nord-Ouest (le Ndut/Mont Roland, le Leexar/Lekhar, le Cangin/Thiès, etc.) était très difficile d’accès (cf. les travaux du Pr Ismaïla Ciss). Son relief constitue l’une des raisons qui expliquent toutes les difficultés de l’administration coloniale à contrôler cette zone et à soumettre ses populations. Au reste, le sanctuaire de Popenguine est érigé dans un endroit escarpé (Nota : pour la première édition, il n’y avait pas de sanctuaire. La mission était encore à Guéréo. Une chapelle en planches était construite pour la circonstance et deux baraques de huit mètres de côté abritaient les 200 pèlerins). Par voie terrestre, Popenguine n’était accessible qu’à pied ou à l’aide d’une bête de selle. D’ailleurs, les pèlerins du Sud et ceux du Nord étaient venus en 1888 par la mer avec une caravane de dix bateaux (cf. Archives nationales du Sénégal, sous-série 2Z2, Annales religieuses des pays sérères).
– Secundo, les récits des missionnaires de Thiès : les renseignements sur les pèlerins de Thiès deviennent de plus en plus abondants à partir de 1897. Nous citerons deux récits très édifiants. Le premier est tiré des Archives nationales, 1G192, et le second est extrait de Sainte-Anne. Bulletin paroissial de Thiès, n° 5.
Sous la direction du Père Sébire, « le 1er juin [1897] : pèlerinage à Notre Dame de la délivrance de Popenguine. Le soir, les pèlerins se mettent en route à pied. Il y a seize enfants du Ndout (Mont-Rolland), un orphelin, un du pénitencier [l’auteur fait allusion à un pensionnaire de la prison agricole de Thiès], vingt-deux de Thialy et Tiona accompagnés des Pères. Le soir nous arrivons à Sanghé où nous chantons les cantiques et récitons le chapelet. Le lendemain, assistance à la messe et départ vers six heures. Arrivée à Popenguine à II [2] heures par Kissène, Thiéwo, Thiéki. Là tous prennent part aux exercices avec une grande piété […]. Le mercredi matin, départ pour le retour par Kignambour, Sindia, Tioro Ndiounta, Mbiddiam, Birbira, Sanghé » (ANS, 1G192, "Historique de la mission de Thiès").
Le 1er avril 1907, « pèlerinage à Popenguine ; départ de Thiès à 3 h ; souper et coucher à Sanghé. À minuit départ de Sanghé pour Popenguine ; arrivée 5 h du matin ; les pèlerins de Thiès sont au nombre de 45, garçons et filles ».
– Tertio et ultimo, la marche des scouts en 1951 : Alors que la route Dakar-Mbour était en réfection, Mgr Marcel Lefebvre jugea imprudent de tenir le pèlerinage à Popenguine. Il décida de son organisation dans le Ndut (Mont Roland). Pour la réussite de cette édition délocalisée, la veille du pèlerinage, le 14 mai 1951, vingt-sept routiers de Dakar transportèrent à pied la Statue de la Vierge Marie, de Popenguine à Mont-Roland. Ils parcouraient ainsi 60 km (selon le journal Horizons africains, n° 45, juin 1952) sur un terrain escarpé.
Bref, ces quelques éléments renseignent sur l’ancrage historique de la marche qui va au-delà du discours souvent véhiculé. Et, même à l’époque où les moyens de transport motorisés étaient accessibles beaucoup ont perpétué cette pratique. Jusqu’à quand ? L’état actuel de la documentation ne permet pas de répondre à cette question.
Toutefois, il faut souligner l’esprit de sacrifice et de dévotion qui faisait de la marche une école de la foi. Les itinéraires choisis et les activités qui ponctuaient le cheminement ne sont pas fortuits. Le récit des prêtres révèle une volonté de modéliser le rapport du fidèle à la Vierge Marie. Par exemple, il ne s’agit pas ici d’un pèlerinage pénitentiel, mais les missionnaires qui connaissaient bien le secteur avaient préféré un chemin très difficile à l’aller ; celui du retour ne présentait que quelques dénivellements, car l’objectif est déjà atteint. Et, les exercices de dévotion qui ponctuaient la marche (cantiques, chapelet et messe) participaient à l’esprit même du pèlerinage : prier Dieu par l’intercession de Marie nonobstant les difficultés du moment. Pour les missionnaires, il s’agissait de promouvoir chez les missionnés une piété du recours (recours à Marie).
La gestion du pèlerinage procède aussi d’un effort des clercs de créer et d’entretenir une orthopraxie (conformité de la conduite du catholique au culte) chez les pèlerins. Dès la première édition, Mgr Picarda imprimait à l’événement le sceau de la majesté épiscopale par une procession avec les fidèles. Après cela, il procédait à la bénédiction solennelle de la statue de Notre-Dame-de-la-délivrance et les fidèles soumettaient leurs intentions à la nouvelle patronne des lieux (piété du recours). Les pratiques dévotionnelles se poursuivaient toute la nuit (cf. ANS, 2Z2, annales religieuses des pays sérère). Popenguine devenait un lieu de recueillement et de rencontre intérieure avec Dieu par l’entremise de Marie. Cette assemblée permettait aussi aux chrétiens de gommer momentanément leurs différences (surtout entre Européens, Métis et Africains) et de s’unir autour d’une prière commune.
À partir de 1895, on note une nouveauté majeure dans l’organisation du pèlerinage. Mgr Barthet décide de l’encadrement du faire pèlerin. Après la messe solennelle, les groupes de pèlerins, constitués selon leur provenance, se relayaient auprès de la Vierge Marie : « ceux de différentes localités se réunissaient à une heure déterminée, et tous allaient en se relevant, passer leur heure aux pieds de Notre Dame, pour chanter et prier » (ibidem). Le but était de gérer l’affluence croissante des pèlerins : l’effectif augmentait sensiblement (200 en 1888, 400 à 500 en 1898). Cela permettait à chaque fidèle de s’imprégner de l’esprit du pèlerinage tel que promu dans le giron de l’Église. Nous pensons que c’était un cadre normatif institué pour surveiller le comportement des pèlerins et combattre la tiédeur religieuse. Les rotations des différents groupes ont assuré une fréquentation régulière de la chapelle et Mgr Barthet soutient que cette journée est l’une des plus édifiantes de sa mission africaine.
Mgr Kunemann poursuit cette politique de gestion des foules et des pratiques dévotionnelles par l’encadrement. Le changement qu’il introduit en 1901 confirme la volonté de Mgr Barthet de maitriser l’affluence. En effet, il institue un format pluriel. Le pèlerinage se faisait séparément, chaque district avait le sien, « à part ». Cela est un indicateur de l’accroissement considérable de la démographie pèlerine. Il fallait alors renforcer l’encadrement et favoriser la surveillance dans le sanctuaire et ses alentours.
Cette méthode de création et de gestion de l’orthopraxie semble porter des fruits. En effet, pendant toute la période coloniale, les prêtres s’indignaient de ce qu’ils appelaient la paganisation du comportement des baptisés (alcoolisme, primauté des festivités sur les offices religieux, habillement impudique même à la messe, etc. A. D. Mendy 2021, p. 49-51). Toutefois, pour ce qui concerne le pèlerinage, aucun des documents consultés[4] ne mentionne des pratiques déviantes. Au contraire, tout porte à croire qu’une profonde restructuration du paysage religieux pouvait s’y jouer.
Bref, les clercs s’étaient beaucoup investis dans l’encadrement du pèlerinage. Cela indique leur volonté de transmettre une certaine religiosité normée.
Ce texte ne prétend pas faire l’examen complet de l’histoire de la marche pèlerine et du pèlerinage marial de Popenguine. Il s’agit d’une contribution très modeste qui pose la question d’une nécessaire relecture de la trajectoire historique de l’Église avec des problématiques novatrices et des paradigmes innovants. Sa vocation étant de produire une « histoire hors des murs », nous avons jugé utile d’être concis.
Nous retenons en dernière analyse que le pèlerinage de Popenguine est une école de la foi, une école destinée à produire une religiosité normée, voire normative. Il contribuait à combattre la tiédeur religieuse de certains catholiques. Pour se rapprocher de Dieu par l’intercession de Marie, les pèlerins, ceux de la mission de Thiès précisément, enduraient des peines éprouvantes. Il faut préciser que même des enfants sous coresponsabilité parentale-cléricale étaient associés à ce voyage dévotionnel à pied. Il s’agit d’une initiation au recours marial dans la persévérance, d’une formation à la piété du recours. Au reste, les clercs, dans l’encadrement de la marche et du pèlerinage cherchaient plus à transmettre et à gérer chez les pèlerins une dévotion mariale et une orthopraxie.
ambroisedjeremendy@gmail.com
[1] Pourtant cette chronologie omet une bonne partie de l’histoire du pèlerinage au Sénégal. En 1862 les sœurs du Saint-cœur-de-Marie avaient initié un pèlerinage à Dakar. C’est, à l’état actuel de nos recherches, le premier pèlerinage catholique en Afrique de l’Ouest francophone. Le "sanctuaire" était baptisé Notre-Dame-du-Baobab, car la statue de la Vierge logeait dans le tronc d’un Baobab. Cette pratique s’est poursuivie au moins jusqu’en 1882, année de la disparition de la statue de la Vierge Marie. Nous n’avons pas de renseignements sur ce pèlerinage au-delà de cette année et rien ne permet de déduire un prolongement avec celui de Popenguine.
[2] Nous utilisons le passé parce que l’étude ne prend pas en compte la période de la post-colonie. Au demeurant, nous sommes convaincus que le pèlerinage a toujours cette vocation. Et que la piété mariale se renouvelle et se nourrit d’année en année. La difficulté majeure actuellement, qui interpelle les responsables ecclésiaux clercs et laïcs, est la gestion des effectifs et des préoccupations plurielles des pèlerins. Certains sont plus motivés par la prière, d’autres par les rencontres, d’autres encore par les programmes récréatifs, etc.
[3] Antérieurement, il existait d’autres formes de mobilités dévotionnelles plus itératives. Nous pensons particulièrement aux processions, aux déplacements pédestres dominicaux des prêtres ou des fidèles qui parcouraient plus de dix kilomètres pour dire ou assister à la messe.
[4] Les documents consultés sont très nombreux : Bulletin paroissial de Dakar, Bulletin paroissial de Thiès, Horizons Africains, Jeunesse d’Afrique (journal des étudiants catholiques de Dakar), Bulletin du Comité catholique du Cinéma, Archives nationales du Sénégal, Archives de certaines structures de l’Église, Enquêtes auprès de certaines ressources, etc.

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Abbé Amboise

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